Les biais cognitifs des thérapeutes - Anaïs Kustler

Episode 2 : Est-ce que tu connais tes biais ?

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Retranscription de l'épisode

Les biais cognitifs, on en entend beaucoup parler, j’avais envie de te parler des biais en tant que thérapeute, parce que forcément, ça a une influence sur ta séance.

Alors, d’abord, c’est quoi un biais cognitif ?

Ton cerveau, il fait des heuristiques, il fait des raccourcis pour aller plus vite, parce qu’il peut pas tout analyser, ça irait beaucoup trop lentement. Donc, il a besoin de faire ses heuristiques.

Et les biais cognitifs, c’est une résultante de ses heuristiques et ça fait que ton jugement, il est parfois biaisé, il est pas tout à fait juste.

Est ce que c’est grave ? Est ce qu’il faut absolument et totalement supprimer tous tes biais cognitifs ?

Déjà, la réponse est claire, c’est pas possible. Tu vas pas pouvoir les supprimer parce que c’est le fonctionnement de ton cerveau.

Qu’est ce qu’on en fait alors ? On les apprend, on les connaît, on les reconnaît et on peut prendre de la distance.

La pire chose, c’est pas d’avoir des biais cognitifs, c’est d’être convaincue de ne pas en avoir.

C’est là que ça devient dangereux. Quand tu crois que tu es un surhomme, une super femme et que toi, les biais, non, t’en as zéro. Quelle que soit la personne qui entre dans ton cabinet, tu es totalement neutre.

C’est pas possible. Tu vas me dire que tu auras exactement la même réaction quand tu entres dans la salle d’attente et que tu découvres un homme recouvert de tatouage, de la tête aux pieds, une femme qui va être voilée, une femme qui va être en mini jupe avec un décolleté jusqu’au nombril ?

Tu vas me dire qu’y a aucune pensée qui va te traverser l’esprit, qu’y a aucun jugement qui va se mettre en place ? Des réflexions, des commentaires que tu vas faire juste en voyant la personne ?

Ça me paraît assez improbable dans toutes ces situations et dans toutes les situations que tu peux rencontrer à ton cabinet.

Y’ a pas mal de recherches qui a été faite sur les biais cognitifs. Y’en a pas beaucoup qui a été faite sur les biais en tant que thérapeute.

J’ai trouvé un article, Clinicians’ Cognitive and Affective Biases and the practice of psychotherapy, par Joel Yager, Jerald Kay, Kimberly Kelsay. Dans cet article, ils ont énuméré plusieurs biais qui se retrouvent dans la pratique du thérapeute, avec quelques exemples.

Je vais pas tous te les citer, ça sera un peu long, mais je t’en donne quelques uns pour que tu voies un peu à quoi ça ressemble.

Tu vas par exemple avoir le biais de disponibilité, c’est à dire que l’information la plus récente, celle que tu as obtenue le plus récemment, c’est celle que tu vas considérer en premier, peu importe que cette information soit juste ou pas.

Dans l’étude, il y avait un docteur dont un de ses patients s’est suicidé. Évidemment, tu imagines bien que c’est une épreuve terrible. J’espère pour toi que tu l’as pas vécu.

Après le suicide de ce patient, ce docteur voyait des tendances suicidaires chez tous ses patients, quitte à un peu les harceler là-dessus. Ça, c’est vraiment le biais de disponibilité parce que l’information la plus récente, c’est que ce patient s’est suicidé, il est resté fixé là dessus, ce qui faisait qu’il interprétait tous les comportements de ses autres patients au travers de ce biais.

T’en as d’autres. Alors, y’en a un qui est vraiment intéressant, c’est le biais de confirmation, c’est à dire que tu vas aller chercher des indices qui viennent confirmer ton intuition. Et tu vas éliminer tout ce qui l’infirme.

Mais attention, ça, c’est plutôt inconscient comme attitude. C’est à l’opposé de la démarche scientifique dans laquelle on va plutôt chercher des indices pour infirmer ton hypothèse.

Là, tu attrapes toutes les infos qui vont confirmer ton hypothèse, ton intuition.

C’est super risqué parce que parfois, tu entends que l’intuition ne peut jamais se tromper.

Peut-être. Mais à ce moment-là, si l’intuition se trompe jamais, parfois, y’a certaines choses qu’on interprète comme étant l’intuition et qui n’en sont pas, qui sont juste le résultat de nos biais et de nos interprétations qui vont être plus intellectuelles, puisque l’intuition est censée être quelque chose de l’ordre du ressenti.

Là, on a l’exemple d’un docteur qui reçoit un homme qui a des difficultés dans son mariage et le docteur est convaincu que ses difficultés sont liées à la femme de son patient.

Il va récupérer tous les éléments dans le discours de son patient qui vont lui faire dire que regardez, regardez bien, c’est à cause de votre femme tout ça. Même si le patient insiste et défend sa femme.

C’est pas détaillé, mais on peut émettre des hypothèses sur pourquoi ce docteur est resté sur « C’est votre femme le problème. » Parce que peut-être que sa première soi-disant intuition était juste le résultat de stéréotypes, de clichés sur les femmes et les femmes dans le mariage. Sur ce truc qui fait que… On dit que c’est les femmes qui posent problème.

Et c’est les femmes qui sont chiantes. Ce genre de croyances, c’est pas de l’intuition, c’est des préjugés.

Et tu vois que ces préjugés peuvent t’amener à ce biais de confirmation si t’es convaincue que les femmes sont chiantes. Et tu sais, t’es pas quelqu’un de mauvais à penser ça.

C’est juste que c’est quelque chose que t’as pas réfléchi et qu’on entend partout. Quand on voit certaines séries, de moins en moins maintenant, on voit certaines séries, on lit certains livres, les femmes sont chiantes. Quand tu parles avec des gens, c’est normal de dire que les femmes sont chiantes, ça choque personne.

C’est quelque chose que tu ne vas même plus questionner.

Quand tu vois un homme, un mari qui arrive et qui a des problèmes dans son mariage, automatiquement, c’est la femme. « Je sens que c’est sa femme ».

Et donc, tu vas piocher comme ça tous les indices qui viennent le confirmer.

Après, y’a un autre biais qui est intéressant, le biais d’omission. Alors, celui-là va se retrouver pas mal chez les thérapeutes débutants, mais c’est pas parce qu’on a quelques années d’expérience qu’on est immunisé contre. C’est un biais qui fait que tu vas omettre de poser certaines questions, d’aborder certains sujets en te disant « Non, non, mais y’a pas besoin ».

Évidemment, en tête des sujets, ça va être le suicide, la sexualité, la masturbation, tous ces sujets qui vont être sont plutôt tabous. Donc, qu’on va omettre, en se disant « Non, mais si elle avait un problème avec sa sexualité, elle m’en parlerait. J’ai pas besoin de poser la question. »

Pas sûr, donc c’est important que tu puisses prendre du recul et te dire :

« OK, là, en fait, c’est parce que c’est moi qui suis pas à l’aise de poser la question. Est-ce que vraiment elle m’en parlerait, est-ce que tout le monde est capable d’aborder le sujet de la sexualité, des tendances suicidaires, de l’automutilation, etc., comme ça, avec le premier thérapeute venu. Ou en général, ça prend pas mal de temps. ? »

Un autre biais qui va être super intéressant, c’est celui du coût irrécupérable. Ça, on le retrouve pas mal en psychologie sociale. Dans l’article, ils l’ont classé dans les biais.

Le coût irrécupérable, vraiment, c’est le fonctionnement de l’être humain. En économie, on a voulu à un moment donné dire que l‘être humain était rationnel et que donc il allait prendre des décisions rationnelles.

S’il a investi dans quelque chose, que ce quelque chose est en train de planter, que ça fonctionne pas, alors il va arrêter. Pas du tout.

L’être humain est pas rationnel. En général, quand on a investi dans quelque chose et qu’on a pas mal investi, on va continuer à investir dedans.

Même si ce qu’on a mis à la base est irrécupérable. On peut plus le récupérer. Même si ça fonctionne pas, on va continuer à mettre dedans parce que c’est comme ça.

Il faut absolument qu’on rentabilise, qu’on récupère notre mise de départ, mais c’est pas possible.

Qu’est ce que ça donne en thérapie ? Je vais te donner un exemple très simple.

J’avais une cliente avec qui ça avançait pas. Au début, oui, y’a eu des avancées, y’a eu des progrès. Je la voyais régulièrement et y’avait pas d’amélioration. Y en avait plus. Ça tournait en rond sur les mêmes sujets. J’essayais de nouvelles choses à chaque fois, mais à un moment, ça marche pas, ça marche pas.

Peut être un truc que t’as manqué, un truc où t’as pas les compétences, un truc où ça colle pas avec la personne.

Mais c’est important d’être réaliste en tant que professionnelle, de prendre ce recul et de se dire « Là, ça avance plus. »

Sauf que quand t’as le coût irrécupérable qui se met en place, ce biais là, tu te dis « Ouais mais avec tout le temps et l’argent qu’elle a investi… Non, non, il faut qu’il en sorte quelque chose de plus. Moi, tout ce que j’investis dans ces séances, que je travaille ou je me mets à fond à chaque fois, il faut absolument qu’il en sorte quelque chose » donc on continue. C’est pas une super solution.

En plus, ce biais-là, il marche aussi dans l’autre sens, chez elle. Parce qu’il y a aussi ce truc de « J’ai investi du temps et de l’argent dans cette thérapie, donc je veux qu’il y ait des résultats, même s’il y en a plus depuis un moment. »

J’ai fini par vraiment me poser, me dire « Stop. Anaïs, ça marche pas. Ça avance pas. Il manque un truc. T’arrives pas à attraper. Y’a quelque chose qui t’échappe. » J’en avais parlé en supervision, mais ça m’aidait pas.

Je me suis dit « Maintenant, tu vas lui dire qu’y a pas de résultat selon toi et qu’il faudrait peut être envisager la fin de l’accompagnement. » C’est pas facile.

Franchement, c’est pas facile parce que d’un côté, y’a l’aspect éthique. Je me dis non, c’est pas OK de lui prendre son argent si je trouve que ça avance pas.

D’un autre côté, il y a tout l’aspect « Est-ce qu’elle va pas se sentir abandonnée ? »

Évidemment, je fais un petit raccourci en disant « J’ai l’impression que ça avance pas, donc on va arrêter. » Non, entre les deux, il y a quand même « Qu’est ce que vous en pensez ? Comment vous le vivez, vous ? »

Parce que ton impression peut être différente de la sienne.

La séance suivante, j’ai rassemblé tout mon courage pour pouvoir lui dire… Il se trouve que c’est elle qui me l’a dit : « Écoutez, je trouve que ça avance pas vraiment et je préférerais arrêter. »

Merci… 

C’est dommage que ça ait pris autant de temps. Aujourd’hui, je le fais vraiment différemment et je vais plus régulièrement mesurer avec ma cliente l’efficacité des séances.

Et si tu veux des techniques d’impact pour faire ça d’une manière créative, télécharge mes cinq astuces pour des séances ultra efficaces,  mais là, à ce moment là, ça s’est fait comme ça. On a pu arrêter l’accompagnement.

Ce biais des coûts irrécupérables, ça fonctionne totalement avec tes clients, mais ça fonctionne avec toi.

En fait, quand t’as de l‘éthique, quand tu te dis, avec tout ce qu’elle a investi, il faut qu’il en sorte quelque chose. Ouais, mais c’est comme ça. Des fois, c’est pas possible. Des fois, ça sort pas.

T’es pas la bonne personne, c’est pas le bon moment. T’as pas les bons outils aussi peut-être, les outils qui lui correspondent pas.

Lâche.

Qu’est ce que tu peux faire pour lutter contre tes biais ?

Parce que là, je t’en ai présenté quelques uns, mais y’en a énormément. La toute première chose, comme je te l’ai dit, c’est l’éducation. Je t’en ai donné quelques uns. Il y a aussi le site shortcogs.com, dans lequel tu vas retrouver plein de biais.

Tu as des listes comme ça avec le biais, son explication et la validité scientifique de ce biais.

Ce que tu vas avoir comme solution aussi, c’est la supervision. Évidemment, d’en parler avec tes pairs, supervision, intervision. Supervision, c’est quand t’as quelqu’un qui va diriger le groupe et qui a plus d’expérience. L’intervision, c’est quand vous êtes à peu près tous égaux. Ça, ça va t’aider aussi à prendre la distance.

Ça peut être le feedback. Le feedback, évidemment, en recherche, ils enregistrent beaucoup les séances et les films, donc c’est facile de faire un feedback, mais le feedback de tes clients aussi. C’est intéressant des fois de poser la question.

Ça, ce sont des moyens qui vont t’aider à te à prendre de la distance par rapport à tes biais. Mais je te le répète, le pire du pire, c’est pas d’avoir des biais, c’est d’être convaincu de ne pas en avoir.

T’as des biais comme tout le monde.

Le truc, c’est de t’en rendre compte et de voir l’influence que ça a sur ton accompagnement, et comment t’en détacher, comment te dire « Oui, tiens, je pense ça, mais ça, c’est un biais. Ça, c’est issu de mes croyances, c’est pas une information. »

J’espère que cet épisode t’a aidé à repérer tes propres biais cognitifs et à prendre de la distance avec.

À très vite.

 

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